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17h59

Photo du rédacteur: Les histoires de BertheLes histoires de Berthe

Je n'aurais jamais pu tenir plus longtemps le rythme effréné que nous tenions alors si nous n'étions pas déjà dans la rue Pierre Curie, mes frères, Pierre et Joseph, ma sœur Adèle, mon père et moi. Pierre avait dix ans, Adèle quatre et Joseph avait à peine deux ans. Pierre courait juste derrière moi. Ses cheveux et les miens étaient étonnamment longs à cause du confinement qui faisait fermer les coiffeurs.

Adèle, quelques mètres derrière nous, courrait en soufflant fort. Cela faisait quelques minutes que nous courrions. Ses cheveux, encore plus longs que les miens, avaient une couleur semblable à celle de Pierre.

Mon père venait ensuite, portant le petit Joseph, qui avait, quant à lui, des cheveux jaunes paille. Mon père, barbe et cheveux bruns, portait un masque en tissu blanc.

Je secouai la tête. De la buée se collait à mes lunettes et l'air, froid à cause de l'hiver qui sévissait, me griffait le visage de ses doigts gazeux. Le goût métallique du sang emplissait ma bouche. Je manquais de salive ; cela engendrait des saignements à la gorge, petits mais désagréables. J'avais appris cela en cours de sport avec Mme Vallet. Nous faisions alors du demi-fond.

"Je n'y arriverais-pas", pensai-je.

Mais nous devions y arriver. le couvre-feu n'était qu'à dix-huit heures, en cette époque troublée par un terrible virus qui parcourait le monde à une vitesse absolument catastrophique.

Nous étions proches de la maison ; mais la petite montre noire accrochée à mon poignet indiquait l'heure fatidique de 17 h 59. Plus qu'une minute, et plus personne n'aurait le droit de sortir. Tous cela à cause d'un micro- organisme. Un misérable petit virus qui créait à lui tout seul une épidémie.

Que dis-je ? Un épidémie ? Hélas non. Une pandémie. Le monde entier retenait son souffle pour savoir quand allait finir cette maladie infernale.

L'arrêt La Paix apparu devant nous. Nous venions de passer un tournant raide de la rue Pierre Curie.

Pierre Curie était un physicien, à son époque, de la fin du XIX siècle au début du XX.

17 h 59 et 35 secondes. L'arrêt La Paix avait disparu derrière un lampadaire éteint. La lumière baissait avec le soleil ; et les maisons s'allumaient, feux follets dans l'obscurité naissante. DIre que des gens, derrière ces fenêtres éclairées, se disaient peut-être :

"Ah ! Les pauvres, ceux qui ne sont pas encor rentrés chez eux !"

17 h 59 et 45 secondes. Je venais de dépasser un lampadaire.

"On ne peut pas y arriver !" pensai-je.

Si peu de temps avant, pourtant, nous jouions à construire des cabanes en draps, oreillers et autre. J'avais alors construit une cabane énorme grâce à un fauteuil que javais renversé. De leur côté, Pierre et Joseph avaient fait une sorte de bunker en draps.

17 h 59 et 55 secondes. La maison était toute proche. Le portail vert qui ouvrait sur un étroit escalier en pierre nous apparaissait par moments.

17 h 59 et 57 secondes. Nous n'allions pas y arriver. Et dire que si je n'avais pas traîné pour me lever, nous aurions déjeuné plus tôt, donc j'aurais fait mes devoirs ennuyeux plus tôt, donc j'aurais fait mon cor et mon piano plus tôt, nous aurions goûté plus tôt, fini les cabanes plus tôt et donc partis plus tôt, et, par conséquence, rentrés plus tôt, vers 17 h 30. Nous n'aurions pas eu à courir autant.

17 h 59 et 58 secondes. C'était l'heure que montrait la montre liée à mon avant-bras. Mes lunettes étaient embuées comme jamais à cause du masque en tissu que je portais sur mon nez, ma bouche et mon menton. Ce masque était presque entièrement blanc ; cependant, un fil bleu était cousu en haut à droite du masque. Ce fil bleu indiquait qu'il s'agissait d'un masque pour enfants. Les masques pour adultes avaient un fils blanc au lieu d'un fil bleu.

Mes deux frères et ma sœur avaient beaucoup de chance de ne pas devoir le porter. En effet, Pierre était en CM2, Adèle en grande section et Joseph était encore gardé par une nourrice pendant la semaine. Mon père portait un masque chirurgical d'un bleu très clair.

17 h 59 et 59 secondes. La porte verte n'était qu'à quelques mètres. Nous reprîmes espoir ; il était encore possible d'y arriver avant 18 h 00.

Ma pensée se perdit dans le labyrinthe de mes souvenirs. Mon cours de cor de ce matin me revint. M. Schrrer m'avait donné de nouveaux exercices. Juste après, j'avais eu mon cours d'orchestre avec Antonin Ray. Nous avions travaillé Le Barbier de Séville et Harry Potter. Hélas, dans ces deux morceaux, les cors n'avaient pas grand-chose à jouer.

Puis ma pensée se remit sur le chemin de la réalité. J'étais juste devant la porte de la maison.

A bout de souffle, je l'ouvris à toute vitesse et toute la troupe s'engouffra dans l'étroit escalier donnant sur le jardin. Je refermai la porte précipitamment.

Il y eu un court silence, de quelques secondes tout au plus. Puis tout à coup, mon frère ma sœur et moi éclatâmes de rire. Nous avions gagné nôtre défi ! Nous avions réussi à atteindre la maison avant 18 h 00 !

Je me retournai vers la maison. Les fenêtres éclairaient le jardin d'une lueur chaleureuse. Le parfum des crêpes encore chaudes qui nous attendaient dans la poêle faisait frémir nos narines. Dire que tout cela s'était passé en une minute seulement ! Mais quelle minute !


Jean P.

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